CHAPITRE PREMIER

Le Grand Hôtel Colonial était un ensemble assez disparate d’arcades mauresques, de sols de mosaïque, de paravents de laque et de sièges en rotin en forme de corolle. Ses larges vérandas donnaient sur le sable éclatant des plages et, au-delà de celles-ci, sur le bleu infini de la Méditerranée.

Des Européens et des Américains aisés, vêtus de blanc en toute occasion, peuplaient son hall immense et ses salons. Un orchestre jouait de la musique viennoise dans l’un des bars, un jeune pianiste américain se consacrait au ragtime dans un autre. Les ascenseurs de cuivre installés non loin du grand escalier semblaient sans cesse en mouvement.

Il est certain que Ramsey eût apprécié cet établissement… en un autre lieu. Dans l’heure qui suivit leur arrivée, Elliott se rendit compte que la ville moderne qu’était Alexandrie le choquait profondément.

Sa vitalité parut immédiatement sapée. Il ne dit rien pendant le thé et demanda la permission d’aller se promener.

Le soir même, au dîner, quand on aborda le sujet du départ précipité de Henry Stratford pour Le Caire, il se montra presque hargneux.

« Julie Stratford est une femme adulte, dit-il en la regardant. Il est ridicule de croire qu’elle a besoin de la compagnie d’un alcoolique dissolu. Ne sommes-nous pas, ainsi que vous le dites, des gentlemen ?

— Je le suppose, dit Alex. Néanmoins c’est son cousin, et c’est par la volonté de son oncle si…

— Son oncle ne le connaît pas ! » déclara Ramsey.

Julie coupa court à ces propos. « Je suis heureuse que Henry nous ait laissés. Nous le retrouverons cependant au Caire. Et Henry au Caire sera pénible. Dans la Vallée des Rois, il sera intolérable.

— Tout à fait exact, soupira Elliott. Julie, je suis désormais votre gardien. Officiellement.

— Elliott, ce voyage est bien trop éprouvant. Vous devriez aller nous attendre au Caire. »

Alex allait protester quand Elliott lui fit signe de se taire. « C’est hors de question, ma chère, et vous le savez bien. En outre, je veux revoir Louxor et Abou Simbel, peut-être pour la dernière fois. »

Elle le regarda d’un air pensif. Elle savait qu’il disait la vérité. Il ne pouvait la laisser voyager seule avec Ramsey, même si c’était une chose qu’elle désirait ardemment. Et il voulait revoir ces monuments. Elle avait pourtant l’impression qu’il avait une idée derrière la tête.

« Quand allons-nous prendre le steamer sur le Nil ? demanda Alex. Combien de temps avez-vous besoin de passer dans cette ville, mon vieux ? dit-il à Ramsey.

— Pas très longtemps, dit Ramsey d’un air lugubre. Il ne reste plus grand-chose d’intéressant de la période romaine. »

Après avoir englouti trois plats sans toucher à son couteau ni à sa fourchette, Ramsey s’éclipsa avant que les autres eussent terminé.

Le lendemain, il était évident que Ramsey était assez maussade. Il ne dit presque rien au cours du déjeuner, déclina l’invitation qu’on lui fit de jouer au billard et partit faire un tour. En vérité, il déambulait à toute heure du jour et de la nuit ; il avait totalement abandonné Julie à Alex. Même Samir ne semblait pas bénéficier de ses confidences.

C’était un homme seul en proie à un conflit.

Elliott l’observait. Et il prit une décision. Par le truchement de son majordome, Walter, il engagea un jeune Égyptien, un employé de l’hôtel dont le travail consistait à balayer les marches de l’escalier, afin qu’il suivît Ramsey. C’était très risqué, et Elliott n’était pas très fier de lui, mais cette obsession le consumait.

Pour l’heure, il était installé dans un confortable fauteuil de rotin couleur bleu paon et lisait les journaux anglais tout en surveillant les allées et venues. De temps à autre, le jeune garçon venait lui faire son rapport dans un anglais approximatif.

Ramsey marchait. Ramsey contemplait la mer pendant des heures. Ramsey parcourait les environs de la ville. Ramsey entrait dans des cafés européens, où il ne faisait que boire d’extraordinaires quantités de café égyptien. Ramsey s’était également rendu dans un bordel dont il avait stupéfait la vieille tenancière en prenant chacune des femmes entre le coucher et le lever du soleil.

Elliott sourit en apprenant cela. Ainsi, il faisait l’amour avec la même intensité que tout le reste, avec voracité. Cela voulait dire que Julie ne l’avait pas admis dans son intimité. Du moins l’espérait-il.

 

Les ruelles étroites de la vieille ville, puisque c’était ainsi qu’on l’appelait. En réalité, elle n’avait pas plus de quelques siècles, et nul ne savait que c’était là que, jadis, se dressait la grande bibliothèque. Et que, plus bas, sur la colline, les maîtres de l’université enseignaient à des centaines de disciples.

Cette ville, qui avait jadis été l’académie du monde, était désormais une station balnéaire. L’hôtel était construit sur l’emplacement même de son palais. Là, il l’avait prise dans ses bras et l’avait suppliée de mettre un terme à sa folle passion pour Marc Antoine.

« Ne vois-tu pas que cet homme va échouer ? lui avait-il dit. Si Jules César n’avait pas été assassiné, tu aurais été impératrice de Rome. Cet homme ne t’offrira jamais cela. Il est faible, corrompu ; il n’a pas assez de fougue. »

Pour la première fois, il avait entrevu la passion sauvage qui la dévorait. Elle aimait Marc Antoine. Elle se moquait du reste. L’Égypte, Rome, que lui importait ? Quand avait-elle cessé d’être reine pour devenir une simple mortelle ? Il n’en savait rien. Il ne savait qu’une chose : ses rêves, ses vastes projets s’évanouissaient.

« Pourquoi te préoccupes-tu de l’Égypte ? lui avait-elle demandé. Je devrais être impératrice de Rome ? Ce n’est pas là ce que tu attends de moi. Tu veux que je boive ta potion magique, qui selon toi me rendra aussi immortelle que toi. Tu fais fi de ma vie mortelle ! Tu tuerais ma vie mortelle et mon amour mortel, admets-le ! Eh bien, je ne peux pas mourir pour toi !

— Tu ne sais pas ce que tu dis ! »

Ah, fais taire les voix du passé ! N’écoute que la mer qui roule sur la grève. Va là où s’étendait le vieux cimetière romain, où ils l’ont conduite pour qu’elle repose aux côtés de Marc Antoine.

Il se souvint de la procession. Il entendit les lamentations. Pis encore, il la revit en ses derniers instants. « Laisse-moi. Antoine m’appelle de la tombe. Je veux être avec lui. »

Aujourd’hui, il ne restait plus aucune trace d’elle, hormis ce qu’il avait conservé dans son cœur. Et ce que racontaient les légendes. À nouveau, il perçut le bruit de la foule qui se pressait dans les ruelles étroites pour voir son cercueil entrer dans le tombeau de marbre.

« Notre reine est morte libre.

— Elle a trompé Octave.

— Elle n’était pas l’esclave de Rome. »

Oui, mais elle eût pu être immortelle !

 

Les catacombes. Le seul endroit où il ne s’était pas aventuré. Pourquoi avait-il prié Julie de l’y accompagner ? Comme il était devenu faible pour lui demander son aide !

Il lisait l’inquiétude sur son visage. Elle était si adorable dans sa longue robe jaune pâle. Les femmes modernes lui avaient toutes paru vêtues de manière extravagante, dans un premier temps, mais, maintenant, il découvrait tout ce qu’il y avait de séduisant dans leur tenue. Leurs manches bouffantes resserrées au niveau des poignets, leurs tailles minces, leurs jupes flottantes, tout cela lui semblait normal à présent.

Il regretta brusquement de se trouver ici. S’ils pouvaient être en Angleterre, plus loin encore, en Amérique !

Mais les catacombes… oui, il fallait qu’il voie les catacombes avant de partir. Ils s’y rendirent donc en compagnie d’un groupe de touristes et écoutèrent la voix soporifique du guide qui leur parlait des premiers Chrétiens et des rites plus anciens pratiqués dans ces chambres de pierre.

« Tu es déjà venu ici, lui dit Julie. Cet endroit a beaucoup d’importance pour toi.

— Oui », répondit-il dans un souffle. Il la tenait par la main. Oh, s’ils pouvaient quitter l’Égypte à tout jamais ! Pourquoi toutes ces souffrances ?

Le petit groupe s’immobilisa. Ramsès scruta la paroi. Et il vit le petit passage. Les autres s’ébranlèrent après qu’on leur eut rappelé qu’ils ne devaient pas s’éloigner du guide. Il retint Julie puis, quand le silence fut revenu, il alluma sa torche électrique et pénétra dans le passage.

Était-ce bien le même ? Il n’en savait rien. Il se souvenait seulement de ce qui s’était passé.

La même odeur de pierre humide, les inscriptions latines sur le mur.

Ils débouchèrent dans une grande salle.

« Regarde, dit-elle. Une fenêtre a été taillée dans la roche ! C’est stupéfiant. Il y a aussi des crochets dans le mur, tu les vois ? »

Sa voix paraissait très lointaine. Il voulut lui répondre, mais en vain.

Dans la pénombre, il regardait la grande pierre rectangulaire qu’elle lui montrait du doigt. Elle parla d’un autel.

Non, ce n’était pas un autel, mais une couche. Une couche sur laquelle il avait reposé pendant trois cents ans jusqu’à ce que l’on vînt ouvrir la fenêtre. Des chaînes avaient tiré les lourds volets de bois, le soleil était tombé sur lui et lui, avait ouvert les paupières.

Il entendit la voix juvénile de Cléopâtre :

« Par tous les dieux, c’est vrai, il est vivant ! » Son cri qui résonne sous les voûtes, le soleil qui l’inonde.

« Ramsès, lève-toi ! s’écria-t-elle. Car voici qu’une reine d’Égypte t’appelle. »

Il avait senti des picotements dans ses membres, des frémissements sous sa peau et dans sa chevelure. Plongé dans sa torpeur, il s’était redressé et avait vu la jeune femme aux cheveux bruns qui lui tombaient sur les épaules. Et le vieux prêtre tremblant, les mains jointes comme en une prière.

« Ramsès le Grand, avait-elle dit, une reine d’Égypte requiert ton conseil. »

De doux rayons de soleil où volettent des poussières. Le bruit des voitures à moteur sur les boulevards de la moderne Alexandrie.

« Ramsès ! »

Il se retourna. Julie Stratford le regardait.

« Ma beauté », murmura-t-il. Il la prit dans ses bras, tendrement. Ce n’était pas de la passion, mais de l’amour. Oui, de l’amour. « Ma belle Julie…»

 

Au salon, ils prirent un goûter dînatoire. Ce petit rite le faisait rire. Manger des scones, des œufs, des sandwiches au concombre, et ne pas appeler cela un repas ! Mais pourquoi s’en plaindrait-il ? Il pouvait manger trois fois plus que les autres et avoir encore faim au dîner.

Il appréciait cet instant, seul avec elle, sans Alex ni Samir ni Elliott.

Il admirait le défilé des ombrelles légères et des chapeaux à plumes, ainsi que les grandes automobiles découvertes qui s’arrêtaient devant la porte de service.

Ces gens ne ressemblaient pas à ceux de son époque. Le mélange racial était différent. Elle lui avait dit qu’il constaterait le même phénomène en Grèce lorsqu’ils se rendraient dans ce pays. Il y avait tant d’endroits où aller ! Éprouvait-il du soulagement ?

« Tu t’es montrée si patiente avec moi, dit-il en souriant. Tu ne me demandes pas d’explication. »

Elle avait l’air radieuse, mais, Dieu merci, elle ne portait plus de robe amplement décolletée depuis leur première nuit en mer. La vue de sa chair nue le rendait fou.

« Tu me diras des choses quand tu jugeras le moment venu, dit-elle. Te voir souffrir m’est insupportable. »

Il but son thé, breuvage qu’il n’appréciait pas vraiment. « Tout a disparu sans laisser de trace. Le mausolée, le phare, la bibliothèque. Tout ce qu’Alexandre a construit, tout ce que Cléopâtre a construit. Dis-moi, pourquoi les pyramides de Guizeh sont-elles toujours debout ? Pourquoi mon temple se dresse-t-il toujours à Louxor ?

— Tu aimerais les voir ? » Elle lui prit la main. « Es-tu prêt à oublier cette ville ?

— Oui, il est temps de partir, n’est-ce pas ? Et quand nous aurons tout vu, nous quitterons ce pays. Toi et moi… Si tu veux rester avec moi, naturellement. »

Le comte venait de sortir de l’ascenseur avec son fils et Samir.

« J’irai avec toi jusqu’au bout du monde », lui dit-elle.

Il soutint son regard pendant un long moment. Savait-elle ce qu’elle disait ? Non. Mais lui, savait-il ce qu’elle disait ? Qu’elle l’aimait, oui. Mais l’autre grande question n’avait jamais été posée, n’est-ce pas ?

 

Ils avaient remonté le cours du Nil pendant la majeure partie de l’après-midi. Le soleil écrasait de toute sa force les tentes rayées de l’élégant steamer. La bourse de Julie et la grande autorité d’Elliott leur apportaient tout ce qu’il y avait de plus luxueux. Les cabines de la petite embarcation étaient aussi agréables que celles du paquebot qu’ils avaient pris en Angleterre. Le salon et la salle à manger étaient plus que confortables. Le chef était européen ; la domesticité était égyptienne, à l’exception de Walter et de Rita, évidemment.

Le plus extraordinaire était que ce bateau n’abritait qu’eux seuls. Ils ne le partageaient avec personne d’autre. Et ils constituaient à présent, au grand étonnement de Julie, un groupe tout à fait sympathique.

Henry s’était enfui comme un lâche dès leur arrivée en Égypte. Il allait préparer leur arrivée au Caire. Quel prétexte ridicule ! Chacun savait que c’était l’hôtel Shepheard’s qui s’occuperait de tout. Ils avaient envoyé un câble avant même le départ de leur croisière en direction du sud et d’Abou Simbel. Ils ne savaient pas combien de temps cela leur demanderait, mais cela importait peu : le Shepheard’s, ce digne représentant de la qualité britannique à l’étranger, savait attendre.

La saison lyrique allait débuter, leur dit-on. Le concierge devait-il leur réserver des loges ? Julie avait dit oui. Car elle n’imaginait pas comment ce voyage allait se terminer.

Elle ne savait qu’une chose : Ramsès était de bonne humeur et appréciait de voyager sur le Nil. Il avait passé des heures sur le pont du steamer à admirer les palmiers et les sables dorés du désert qui s’étendait de part et d’autre du large ruban brun du fleuve.

Julie savait que ces palmiers étaient les mêmes que ceux représentés sur les parois des tombeaux. Que les paysans au visage buriné captaient l’eau de la même manière que leurs lointains ancêtres. Ou encore que la plupart des embarcations qu’elle voyait passer n’avaient pas changé depuis l’époque de Ramsès le Grand.

Le vent et le soleil étaient éternels.

Mais elle avait quelque chose à faire, et cela ne pouvait plus attendre. Assise au salon, elle regardait Samir et Elliott jouer aux échecs. Quand Alex avait abandonné sa partie de solitaire pour se rendre sur le pont, elle l’avait suivi.

C’était presque le soir. Il faisait frais pour la première fois et le ciel prenait une profonde couleur bleue très proche du violet.

« Vous êtes adorable, lui dit-elle. Et je ne veux pas vous faire du mal. Mais je ne veux pas non plus vous épouser.

— Je le sais, dit-il. Je le sais depuis longtemps. Mais je continue à faire celui qui l’ignore, ainsi que je l’ai toujours fait.

— Alex, je vous en prie, ne…

— Non, ma chérie, ne me donnez pas de conseil. Laissez-moi agir à ma guise. Après tout, c’est le privilège des femmes que de changer d’avis, n’est-ce pas ? Non, ne dites rien. Vous êtes libre. Vous l’avez toujours été, d’ailleurs. »

Elle retint son souffle. Une sensation de douleur s’éveilla au creux de son ventre pour irradier dans tout son corps. Elle en aurait pleuré, mais ce n’était pas l’endroit pour cela. Elle lui donna un baiser rapide sur la joue avant de s’éloigner sur le pont et de regagner sa cabine.

Dieu merci, Rita ne s’y trouvait pas. Elle s’allongea sur la couchette et pleura doucement, la tête dans l’oreiller. Puis, épuisée, elle sombra dans un demi-sommeil, avec pour dernière pensée : Puisse-t-il ne jamais apprendre que je ne l’ai jamais aimé. Puisse-t-il toujours croire que c’est un rival qui m’a arrachée à lui.

Il faisait sombre au-dehors quand elle ouvrit les yeux. Rita avait apporté une petite lampe. Elle se rendit alors compte que Ramsès se trouvait dans la cabine et qu’il la regardait.

Elle n’en éprouva pas de colère, encore moins de peur.

Et, soudain, elle comprit qu’elle était encore en train de rêver. Elle se réveilla vraiment, pour trouver la pièce allumée, mais vide. Oh, si seulement il avait été là. Son corps se languissait de lui. Elle se moquait bien de savoir ce qu’étaient le passé ou l’avenir. Seul Ramsès lui importait, et cela il ne pouvait l’ignorer.

Quand elle arriva dans la salle à manger, il était en pleine conversation avec les autres. La table était couverte de plats exotiques.

« Peut-être aurions-nous dû vous réveiller, ma chère. Nous n’en étions pas sûrs, dit Elliott en se levant pour lui reculer sa chaise.

— Ah, Julie, dit Ramsès, ces plats indigènes sont tout simplement délicieux ! » Plein d’entrain, avec des gestes délicats, comme toujours, il prenait du shish kebab, des feuilles de vigne et des mets épicés dont elle ne connaissait pas le nom.

« Attendez une minute, dit Alex. Vous voulez dire que vous n’avez jamais mangé de cela auparavant ?

— Eh bien, non, dans ce ridicule hôtel de couleur rose, on ne nous a servi que de la viande et des pommes de terre, si je me souviens bien, dit Ramsès. C’est tout à fait exquis, ce poulet à la cannelle.

— Attendez, reprit Alex. Vous n’êtes pas né en Égypte ?

— Alex, je vous en prie, dit Julie, je crois que monsieur Ramsey tient à rester secret sur ses origines. »

Ramsès se mit à rire. Il but un verre de vin. « C’est vrai, je vous l’avoue. Mais puisque vous voulez le savoir, je suis… égyptien, oui.

— Mais dans ce cas…

— Alex, voyons », dit Julie.

Alex haussa les épaules. « Vous êtes bien énigmatique, Ramsey !

— J’espère que je ne vous ai pas offensé, Alexander.

— Appelez-moi encore ainsi et je vous…

— Allons, allons », dit Elliott en tapotant la main de son fils.

Non, Alex n’était pas offensé. Il se tourna vers Julie et lui adressa un sourire discret et empreint de tristesse dont elle lui serait à tout jamais reconnaissante.

 

Louxor. Le soleil de midi était écrasant. Ils attendirent la fin de l’après-midi avant de débarquer et de s’engager dans le vaste complexe de temples. Ramsès n’éprouvait pas le besoin de rester seul, c’était évident pour chacun. Il déambulait parmi les piliers et levait parfois la tête, mais, surtout, il semblait perdu dans ses réflexions.

Elliott avait refusé de manquer cette visite, aussi pénible dût-elle être. Alex donnait le bras à son père. Samir marchait à côté du comte de Rutherford avec qui il semblait avoir une discussion animée.

« La douleur s’efface, n’est-ce pas ? demanda Julie.

— Quand je te regarde, je ne la sens plus du tout, répondit Ramsès. Julie est aussi belle en Égypte qu’elle l’était à Londres.

— Ces ruines étaient déjà là la dernière fois où tu es venu ici ?

— Oui, et elles étaient recouvertes de sable au point que seuls les chapiteaux des colonnes étaient visibles. L’allée de sphinx était totalement ensevelie. Mille ans s’étaient écoulés depuis que j’avais foulé ce sol en simple mortel. J’étais un fou, qui croyait que le royaume d’Égypte s’identifiait au monde civilisé, que la vérité ne pouvait résider au-delà de ses frontières. » Il s’arrêta et l’embrassa sur le front, avant de jeter un regard coupable en direction du petit groupe qui allait les rejoindre. Non, pas coupable, seulement plein de ressentiment.

Elle lui prit la main et ils poursuivirent leur chemin.

« Un jour, je te raconterai tout, reprit-il. Je te raconterai tellement de choses que tu en auras assez. Je te dirai comment nous nous vêtions et comment nous nous parlions ; comment nous mangions et comment nous dansions ; à quoi ressemblaient ces temples et ces palais quand les peintures de leurs murs étaient encore fraîches ; comment je venais ici, à l’aube, à midi et au couchant, pour accueillir les dieux et prononcer les prières que le peuple attendait. Mais viens, il est temps pour nous de franchir le fleuve et de voir le temple de Ramsès III. Je tiens à m’y rendre. »

Il fit signe à l’un des Égyptiens enturbannés qui étaient sur son chemin. Il voulait qu’une calèche les emmène. Julie fut heureuse d’être momentanément débarrassée des autres.

Mais quand ils eurent traversé le fleuve et atteint l’immense temple dépourvu de toit, aux trois rangées de piliers, il sombra dans un étrange silence. Il contempla les scènes de bataille des bas-reliefs, où le roi chevauchait en tête de ses troupes.

« Il fut mon premier disciple, dit-il. Celui que je suis venu trouver après des siècles d’errance. J’étais revenu en Égypte pour y mourir, mais rien ne pouvait me tuer. J’ai alors conçu ce que je devais faire. Me rendre dans la demeure royale, en devenir le gardien, y enseigner. Il m’a cru, celui qui portait le même nom que moi, ce descendant lointain. Quand je lui parlais de l’histoire, des contrées lointaines, il m’écoutait.

— Et l’élixir, il n’en a pas voulu ? » demanda Julie.

Ils étaient seuls parmi les ruines de la grande salle, au milieu des colonnes immenses. Le vent du désert s’était beaucoup rafraîchi et faisait voleter les cheveux de Julie. Ramsès la prit par la taille.

« Je ne lui ai jamais avoué que j’avais été un mortel, dit-il. Tu vois, je ne l’ai jamais confié à personne. J’ai appris au cours des dernières années de ma vie de mortel ce dont un secret était capable. Je l’ai vu faire un traître de mon propre fils, Mineptah. Certes, il n’a pas réussi à m’emprisonner et à m’arracher mon secret. Je lui ai donné mon royaume avant de quitter l’Égypte pour plusieurs siècles. Mais je savais ce que la connaissance pouvait faire. Ce n’est que plusieurs siècles plus tard que je l’ai révélé à Cléopâtre »

Il s’arrêta de parler. De toute évidence, il ne tenait pas à poursuivre. La douleur éprouvée à Alexandrie le tenaillait à nouveau. Ils regagnèrent la calèche en silence.

« Julie, hâtons-nous de faire ce voyage, dit-il. Demain, la Vallée des Rois, et ensuite départ pour le sud. »

 

Ils partirent à l’aube, quand la chaleur était encore supportable. Julie prit le bras d’Elliott. Ramsès parlait avec beaucoup d’esprit et répondait aux questions que lui posait Elliott. Ils prirent leur temps pour marcher parmi les tombeaux et les monuments. Les touristes pullulaient déjà, de même que les photographes et les marchands ambulants ; vêtus de djellabas crasseuses, ces derniers vendaient bibelots et fausses antiquités avec une assurance étonnante.

Julie souffrait de la chaleur. Son grand chapeau de paille ne lui était pas d’un grand secours. Il lui fallait s’arrêter reprendre son souffle. L’odeur nauséabonde des excréments de chameaux lui était odieuse.

Un marchand s’approcha d’elle et elle posa les yeux sur une main noircie, aux doigts recroquevillés comme les pattes d’une araignée.

Elle ne put s’empêcher de pousser un hurlement.

« Va-t’en ! lui dit Alex. Ces indigènes sont insupportables.

— Main de momie ! cria le marchand. Main de momie, pas chère, madame, très ancienne !

— Sûrement ! dit Elliott en riant. Elle vient probablement d’un atelier du Caire. »

Mais Ramsès regardait le marchand et la main qu’il tenait. Le marchand s’immobilisa soudain, son visage reflétait la terreur. Ramsès lui arracha la main et l’autre, surpris, tomba à genoux avant de s’écarter.

« Que se passe-t-il ? demanda Alex. Vous ne voulez tout de même pas de cette horreur. »

Ramsès regardait toujours la main et les morceaux de lin qui y étaient accrochés.

Julie ne comprenait pas très bien ce qui se passait. Était-il outragé par un tel sacrilège ? Ou avait-il une autre idée en tête ? Un souvenir lui revint à l’esprit : elle revit la momie dans son cercueil, dans la bibliothèque de son père. Cet être vivant qu’elle aimait, il avait été cette chose ! Il lui semblait qu’un siècle se fût écoulé depuis.

Elliott observait la scène.

« Que se passe-t-il, sire ? » dit Samir à voix basse.

Elliott l’avait-il entendu ?

Ramsès prit des pièces et les jeta dans le sable. L’homme s’en empara et s’enfuit sans demander son reste. Puis Ramsès tira son mouchoir, enveloppa soigneusement la main et la rangea dans sa poche.

« Que disiez-vous ? » fit Elliott. Il reprenait la conversation comme s’il ne s’était rien passé. « Vous souteniez que le thème dominant de notre époque était le changement ?

— C’est bien cela », dit Ramsès en soupirant. Il paraissait voir la vallée sous un angle tout à fait différent. Il fixait du regard les portes ouvertes des tombes, les chiens couchés au soleil.

Elliott poursuivit :

« Vous disiez aussi que le thème dominant des temps anciens était que les choses ne changeaient jamais et demeuraient toujours en l’état. »

Julie distinguait de subtils changements sur son visage, elle y percevait l’ombre du désespoir. Cela ne l’empêcha pas de répondre à Elliott.

« Oui, le concept de progrès n’existait pas. Il faut dire que le concept de temps n’était pas clairement défini. On comptait les années à partir de la naissance de chaque roi, comme vous le savez. Pas en siècles, comme aujourd’hui. Je ne suis pas sûr que le simple Égyptien ait eu la notion des siècles. »

 

Abou Simbel. Ils arrivèrent enfin au plus grand des temples consacrés à Ramsès. L’excursion à terre avait été brève à cause de la chaleur, mais, maintenant, le vent de la nuit rafraîchissait le désert.

Julie et Ramsès empruntèrent l’échelle de corde qui les mena au canot. Elle resserra le châle qui lui couvrait les épaules. La lune était étonnamment basse sur les eaux resplendissantes du fleuve.

Aidés d’un unique serviteur indigène, ils montèrent sur les chameaux qui les attendaient et se dirigèrent vers le grand temple où se dressaient les plus majestueuses statues de Ramsès connues à ce jour.

Cette promenade à dos de chameau avait quelque chose d’enivrant, et Julie riait aux éclats. Elle n’osait pas regarder à terre, cependant, et elle fut heureuse de faire halte. Ramsès l’aida à descendre.

Le serviteur emmena les bêtes. Ils restèrent seuls, Ramsès et elle-même, sous le ciel étoilé. Le vent du désert gémissait doucement. Au loin, elle vit la lumière de leur campement.

Ils pénétrèrent dans le temple et passèrent entre les jambes gigantesques du dieu-pharaon. S’il y avait des larmes dans les yeux de Ramsès, Julie ne les vit pas, mais elle l’entendit qui soupirait. Sa main tremblait doucement.

Ils marchèrent, la main dans la main, fascinés par les grandes statues.

« Où es-tu allé, murmura-t-elle, quand ton règne a touché à sa fin ? Tu as confié le trône à Mineptah et puis tu es parti…

— Je suis allé dans le monde entier, aussi loin que je l’ai osé. J’ai vu les grandes forêts de Britannia. Les hommes étaient vêtus de peaux de bêtes et se cachaient dans les arbres pour tirer leurs flèches de bois. Je suis allé en Orient et j’y ai découvert des villes dont il ne reste plus rien. J’ai alors compris que l’élixir agissait sur mon cerveau autant que sur mes membres. Ces langues que je pouvais apprendre en quelques jours… Comment dirais-tu ? Je m’adaptais, oui, c’est cela. Mais, inévitablement, vint la… confusion.

— Que veux-tu dire ? » Ils s’étaient arrêtés de marcher. La douce lumière des étoiles baignait le visage de Ramsès.

« Je n’étais plus Ramsès, je n’étais plus le roi. Je n’avais pas de nation.

— Je comprends.

— Je me suis dit que le monde était tout ce qui importait et que je n’avais besoin que d’une chose, voyager. Mais ce n’était pas vrai. Il me fallait revenir en Égypte.

— C’est alors que tu as voulu mourir.

— Je suis allé trouver le pharaon, Ramsès III, et je lui ai dit que j’avais été envoyé auprès de lui pour être son gardien. J’ai fait cela après avoir eu la certitude qu’aucun poison ne pourrait me tuer. Même le feu ne pouvait me faire mourir, bien qu’il eût pu m’infliger d’insupportables souffrances. J’étais immortel. Une seule dose d’élixir m’avait rendu immortel !

— C’est terrible », soupira-t-elle. Il y avait cependant des choses qu’elle ne comprenait pas, et elle n’osait pas lui poser de questions. Patiemment, elle attendait qu’il parlât de lui-même.

« Il y en eut bien d’autres après mon brave Ramsès III. De grandes reines et de grands rois. Je venais les trouver quand bon me semblait. J’étais une légende – le fantôme humain qui ne s’adresse qu’aux maîtres de l’Égypte. Mon apparition était perçue comme une grande bénédiction. Naturellement, j’avais aussi ma vie secrète. Je parcourais les rues de Thèbes à la recherche de femmes ou de compagnons avec qui boire dans les tavernes.

— Mais personne ne savait qui tu étais, personne ne connaissait ton secret ? » Elle secoua la tête. « Je ne comprends pas comment tu as pu supporter cela.

— Je ne l’ai plus supporté, dit-il d’un air découragé, le jour où j’ai rédigé ces textes que ton père a trouvés dans la chambre close. Mais, avant cela, j’étais un homme brave, Julie, et j’étais aimé. Tu dois comprendre cela. »

Il s’arrêta comme pour écouter le vent.

« J’étais adoré, reprit-il. J’étais le gardien de la maison royale, le protecteur du seigneur, celui qui châtiait les méchants. J’étais loyal non pas au roi, mais au royaume.

— Les dieux ne connaissent-ils jamais la solitude ? »

Il se mit à rire.

« Tu connais la réponse, mais tu ne perçois pas toute la puissance de la potion qui a fait de moi ce que je suis. Moi-même je ne comprends pas tout. Oh, la folie de ces premières années où je l’expérimentais tel un médecin ! Comprendre le monde, c’est notre rôle, n’est-ce pas ? Et même les choses simples nous échappent.

— Je ne te contredirai pas sur ce point.

— Lors des moments les plus difficiles, j’ai fait confiance au changement. Je le comprenais, contrairement à tous ceux qui m’entouraient. Mais, en fin de compte, j’étais las… j’étais épuisé. »

Il la prit par les épaules et, ainsi enlacés, ils sortirent du temple. Le vent était retombé. Ramsès tenait chaud à Julie, il parlait d’une voix très douce. Il se souvenait.

« Les Grecs étaient arrivés. Alexandre, bâtisseur de cités, inventeur de nouveaux dieux. Je ne souhaitais que ce sommeil pareil à la mort. Cependant j’avais peur, comme eût eu peur n’importe quel mortel.

— Oui », dit-elle. Elle frissonna.

« Je suis allé au tombeau, dans le noir. L’absence de lumière m’affaiblirait avant de me plonger dans un profond sommeil dont je ne pourrais me réveiller. Toutefois, les prêtres qui servaient la maison royale sauraient où je reposerais, et aussi que le soleil pourrait me ressusciter. Ils confieraient ce secret à chaque nouveau maître de l’Égypte, en leur précisant bien qu’ils ne pourraient m’éveiller que pour le bien de leur pays. Malheur à qui ferait appel à moi pour satisfaire sa curiosité ou avec des intentions inavouables, car ma vengeance serait terrible. »

Ramsès se retourna pour contempler à nouveau les statues colossales.

« Tu étais conscient pendant ton sommeil ?

— Je n’en sais rien. Je me le demande. J’ai rêvé, oh oui ! j’ai rêvé. Parfois, j’étais sur le point de m’éveiller, j’en suis sûr. Mais je n’avais nullement la force de tirer sur la chaîne qui ouvrirait les lourds volets de bois et permettrait le passage du soleil. Peut-être savais-je ce qui se passait dans le monde extérieur, parce que cela ne m’étonna pas quand je l’appris, plus tard. J’étais devenu une légende – Ramsès le Damné ; Ramsès l’Immortel, qui dort en attendant d’être éveillé par un roi ou une reine d’Égypte. Je crois bien que personne n’y croyait plus. Et puis, un jour…

— Elle est venue.

— Elle fut la dernière reine à régner sur l’Égypte. La seule aussi à qui j’ai jamais dit la vérité.

— Mais, Ramsès, a-t-elle vraiment refusé ton élixir ? »

Il hésita avant de répondre. « D’une certaine façon, elle l’a refusé. Elle ne comprenait pas vraiment de quoi il s’agissait. Ensuite, elle m’a supplié d’en donner à Marc Antoine.

— Je vois.

— Marc Antoine était un homme qui avait détruit sa propre vie, mais aussi celle de la reine. Elle ne savait pas ce qu’elle me demandait. Elle ne comprenait pas quel impact auraient eu un roi égoïste et sa reine. Quant à la formule, cela aussi ils l’auraient voulu. Antoine n’eût-il pas aimé commander des armées immortelles ?

— Seigneur ! »

Ramsès s’arrêta de marcher. Ils étaient à quelque distance du temple. Il se retourna pour voir à nouveau les géants de pierre.

« Pourquoi as-tu couché ton histoire par écrit ? » lui dit-elle. Elle ne pouvait s’empêcher de lui demander cela.

« Par lâcheté, mon amour, par lâcheté. Et aussi parce que j’ai rêvé que quelqu’un viendrait, qui déchiffrerait mon étrange secret et, ainsi, m’en déchargerait ! J’ai échoué, mon amour. Ma force m’a abandonné, je me suis réfugié dans la rêverie et j’ai abandonné mon récit… comme une offrande au destin. Je ne connaîtrai plus jamais la force. »

Elle jeta les bras autour de son cou, mais il ne la regarda pas. Il ne s’intéressait qu’aux statues. Ses yeux étaient pleins de larmes.

« Peut-être ai-je rêvé qu’on me réveillerait encore une fois… dans un monde nouveau. Parmi des êtres nouveaux et sages. Peut-être ai-je rêvé de quelqu’un qui… relèverait le défi. » Sa voix se brisa. « Je ne serais plus alors un errant solitaire. Ramsès le Damné redeviendrait Ramsès l’Immortel. »

On eût dit que ses propres paroles le surprenaient. Enfin il posa les yeux sur Julie, lui baisa la main et, la prenant par les épaules, la souleva pour l’embrasser.

Elle s’abandonna de toute son âme. Elle s’appuya contre sa poitrine quand il la porta vers la tente, près du feu de camp. Les étoiles brillaient au-dessus des dunes plongées dans l’ombre. Le désert était semblable à une grande mer paisible au milieu de laquelle se dressait ce sanctuaire de chaleur où elle entrait à présent.

L’odeur de l’encens et des chandelles de cire. Il la posa doucement sur des coussins de soie, sur un tapis au motif floral compliqué. Les flammes dansantes des chandelles lui firent fermer les yeux. Des parfums flottaient dans l’air. C’était, pour eux deux, une retraite discrète.

« Je t’aime, Julie Stratford, lui murmura-t-il à l’oreille. Ma reine anglaise. Ma beauté éternelle. »

Ses baisers la paralysaient. Elle était allongée sur le dos, les yeux clos, et elle le laissait ouvrir son chemisier et dénouer son corset. Il lui ôta ses dessous et elle reposa ainsi, nue, devant lui, tandis qu’il se débarrassait de ses propres vêtements.

Son allure était royale, sa poitrine resplendissait à la lumière et son sexe était prêt à l’honorer. Puis elle sentit qu’il s’allongeait sur elle. Des larmes lui vinrent aux yeux, des larmes de soulagement. Un doux gémissement s’échappa de ses lèvres.

« Tu es le premier, murmura-t-elle. Et je serai à toi pour toujours. »

Il la pénétra doucement et la petite douleur qu’elle en éprouva fut aussitôt supplantée par la montée de sa passion. Elle l’embrassait sauvagement, elle léchait le sel et la sueur de son cou, de son visage, de ses épaules.

Quand la première vague de plaisir la balaya, elle cria comme si elle allait mourir.

 

Elliott avait vu le canot s’éloigner. À l’aide de ses jumelles, il avait repéré la lumière du feu de camp, là-bas, dans les dunes, ainsi que le serviteur et les chameaux.

Il s’était précipité sur le pont sans se servir de sa canne, de crainte de faire du bruit, et avait tourné le bouton de la porte de la cabine de Ramsès.

La cabine n’était pas verrouillée et il y était entré.

Ah, cette créature a fait de moi un intrus et un voleur, se dit-il, mais il ne s’arrêta pas pour autant. Il ne savait pas combien de temps il avait devant lui. Seule la lune éclairait l’intérieur de la cabine. Il fouilla la penderie pleine de vêtements soigneusement accrochés, les tiroirs de la commode, la malle qui ne contenait rien. Pas la moindre formule secrète. À moins qu’elle ne fût bien cachée.

Il abandonna sa quête. Il se tenait à côté du petit secrétaire et regardait les livres de biologie posés là. Quand quelque chose de noir et de laid, posé sur le buvard du sous-main, attira son regard et le glaça de terreur. Mais ce n’était que la main de momie.

Comme il se sentait ridicule. Comme il avait honte. Il ne pouvait malgré tout s’empêcher de contempler cet objet. Son cœur battait fort dans sa poitrine, il se sentait le souffle coupé.

Finalement il quitta la cabine et referma la porte derrière lui.

Un intrus et un voleur, se répéta-t-il. Prenant appui sur sa canne d’argent, il regagna lentement le salon.

 

C’était presque l’aube. Ils avaient abandonné la chaleur de la tente plusieurs heures auparavant et étaient entrés dans le temple désert, n’emportant avec eux qu’un grand drap de soie. Ils avaient fait l’amour dans le sable, de nombreuses fois. Puis il s’était allongé sur le dos et avait admiré les étoiles.

Les mots étaient superflus. Il n’y avait plus que la chaleur de son corps nu contre celui de Julie et la soierie qui les enveloppait.

 

Le soleil allait se lever. Elliott somnolait dans un fauteuil. Il entendit le canot accoster, le glissement des cordages, les pas furtifs des deux amants sur le pont de bois. Le silence, enfin.

Quand il ouvrit les yeux, son fils était là, dans l’ombre. Dépenaillé comme s’il ne s’était pas déshabillé pour se coucher, mal rasé. Il vit son fils prendre une cigarette dans le coffret d’ivoire et l’allumer.

Alex s’aperçut de sa présence. Pendant quelques instants, ni l’un ni l’autre ne parlèrent. Puis Alex adressa un franc sourire à son père.

« Cela nous fera du bien de retrouver Le Caire et un semblant de civilisation, dit Alex.

— Tu es un brave garçon, mon fils. »

 

Ils devaient tous être au courant, se dit-elle. Elle reposait auprès de Ramsès sous les chaudes couvertures de son lit. Le petit vapeur descendait le fleuve en direction du Caire.

Ils étaient malgré tout fort discrets. Ramsès ne venait la trouver que lorsqu’il n’y avait personne alentour. Ils n’échangeaient pas de marques d’affection. Ils s’abandonnaient cependant à cette liberté qu’ils s’étaient offerte. Jusqu’à l’aube, ils faisaient l’amour, au rythme sourd des moteurs du navire.

Que demander de plus ? Elle souhaitait être débarrassée de tous ceux qu’elle aimait, sauf de lui. Elle désirait être sa fiancée. Elle savait qu’elle prendrait sa décision lors de leur arrivée au Caire. Et elle ne reverrait plus jamais l’Angleterre, pas avant très longtemps en tout cas, pas avant que Ramsès ne le voulût.

 

Quatre heures. Ramsès se tenait près du lit. Elle était si adorable… Il tira sur elle la couverture de peur qu’elle ne prît froid.

Il prit sa ceinture, la palpa afin de vérifier la présence des quatre flacons, et s’en ceignit.

Il n’y avait personne sur le pont. La lumière était allumée dans le salon. Il regarda à travers les stores et vit Elliott qui dormait dans un grand fauteuil de cuir, un livre ouvert sur les genoux, un verre à demi rempli de vin à côté de lui.

Ramsès regagna sa cabine, ferma la porte à clef et tira les stores. Puis il s’assit à son secrétaire, alluma la lampe et contempla la main de momie aux doigts recroquevillés, aux ongles jaunis pareils à de l’ivoire.

Aurait-il le cran d’aller jusqu’au bout ? N’avait-il pas, en des siècles lointains, pratiqué assez d’expériences ? Il voulait savoir. Il se dit qu’il pourrait attendre de bénéficier d’un laboratoire, de matériel, d’avoir maîtrisé des disciplines telles que la chimie ou la physique.

Mais non, il voulait savoir, tout de suite. L’idée lui était venue à l’esprit dans la Vallée des Rois à l’instant même où il avait vu la main ratatinée, semblable à du cuir. Ce n’était pas un faux. Il le savait. Il l’avait compris à la minute même où il avait examiné le fragment d’os qui faisait saillie hors du poignet tranché.

Il repoussa les ouvrages de biologie. Il plaça la main sous la lampe et ôta soigneusement les bandelettes de lin. Et là, il distingua la marque de l’embaumeur – les mots égyptiens qui indiquaient que le travail avait été effectué plusieurs dynasties avant l’époque où il avait vécu.

Ne fais pas cela. Il plongea malgré tout la main dans sa chemise et en tira le flacon déjà entamé qu’il ouvrit machinalement d’un coup de pouce.

Il versa l’élixir sur la chose, sur les doigts, dans la paume.

Rien.

Était-il déçu ou soulagé ? Il n’en savait rien. Longtemps, il regarda par la fenêtre de sa cabine. Le jour se levait.

Grâce aux dieux, la potion ne faisait pas effet sur un objet aussi ancien. L’élixir avait ses limites.

Il alluma un cigare dont il savoura la fumée et se versa un peu de cognac.

La pièce s’éclaircissait autour de lui. Il eût aimé retrouver la couche tiède de Julie et s’y blottir. Mais c’était impossible en plein jour, il en était conscient. De plus, il aimait assez le jeune Savarell pour ne pas lui faire délibérément de la peine. Quant à Elliott, il ne voulait pas non plus le blesser. Il s’en fallait de très peu pour qu’une véritable amitié ne liât les deux hommes.

Quand il entendit les autres marcher sur le pont, il referma le flacon et le rangea dans sa ceinture. Il se préparait à changer de vêtements quand un bruit le fit sursauter.

La cabine était parfaitement éclairée. Il n’osa pas se retourner. Et, à nouveau, ce bruit, ce grattement !

Le sang battait à ses tempes. Il se décida enfin à regarder. La main était vivante, la main remuait ! Posée sur le dos, elle se débattait comme un gros insecte retourné, avant de se redresser et de gratter le buvard de ses cinq doigts pareils à des pattes !

Il recula, pétri d’horreur. La main avançait sur le bureau, maladroitement, et bascula pour tomber à terre.

Ses lèvres murmurèrent une prière en égyptien. Dieux du monde souterrain, pardonnez mon blasphème ! Il tremblait violemment. Il décida de la ramasser, mais n’y parvint pas.

Comme un dément, il parcourut la cabine du regard. Le plateau repas devait être encore là. Il devait bien y avoir un couteau !

Il s’en saisit et planta la lame dans la main avant de la ramener sur le secrétaire. À de nombreuses reprises, il frappa la main, tranchant la chair, séparant les os. Du sang giclait des blessures multiples. Grands dieux ! Les lambeaux continuaient de s’agiter fébrilement et prenaient, à la lumière du jour, la couleur rose de la chair vivante.

Il courut jusque dans la petite salle de bains et en rapporta une serviette de toilette dans laquelle il jeta les débris ensanglantés. Il referma la serviette et l’écrasa à plusieurs reprises avec le pied de la lampe. La serviette ensanglantée paraissait grouiller sur le secrétaire.

Il éclata en sanglots. Ô Ramsès, fou que tu es ! N’y a-t-il donc pas de limites à ta folie ?

Se saisissant de la serviette, il se précipita sur le pont du steamer et jeta le tout dans les eaux noires du fleuve. Essoufflé, le cœur battant la chamade, il s’adossa à la paroi de bois du navire. Son regard se perdit dans le lointain, dans ces dunes lointaines qu’éclairait le pâle violet du matin.

Les années s’effacèrent. Il entendit les cris et les lamentations à l’intérieur du palais. Il entendit son intendant hurler avant même que de forcer les portes de la salle du trône.

« Cela les tue, mon roi. Ils vomissent du sang !

— Rassemble tous les morceaux et brûle-les ! avait-il crié. Les arbres, les boisseaux de grain ! Vite, jette le tout dans le fleuve ! »

La folie. Le désastre.

Mais il n’était qu’un homme de son époque, après tout. Que savaient les magiciens des cellules, des microscopes et des médicaments ?

Il ne pouvait malgré tout s’empêcher d’entendre ces cris, les cris de ces centaines d’hommes et de femmes qui sortaient de leurs maisons et se rassemblaient sur la place, devant le palais.

« Ils se meurent, mon roi, criait-on. C’est la viande. Elle les empoisonne.

— Fais abattre les derniers animaux.

— Mais, mon roi…

— Taillade-les, fais jeter les morceaux dans le fleuve ! »

Il regarda les eaux sous le flanc du navire. Quelque part, en amont, les doigts et les fragments de main vivaient toujours. Quelque part, au fond de la vase, le grain vivait. Les morceaux épars des animaux vivaient !

Je te le dis, c’est un secret horrible, un secret qui pourrait bien amener la fin du monde !

Il regagna sa cabine, ferma la porte à clef et s’écroula sur son secrétaire en pleurant.

 

Il était midi quand il revint sur le pont. Julie était installée dans un transatlantique et lisait une histoire qui semblait beaucoup l’amuser. Elle notait dans la marge les choses qu’elle ne manquerait pas de lui demander.

« Ah, tu es enfin réveillé », dit-elle. Puis, voyant l’expression de son visage, elle lui demanda : « Que se passe-t-il ?

— J’en ai assez de cet endroit. Je veux visiter les pyramides, les musées, ce qu’il convient de visiter, et puis je m’en irai.

— Oui, je comprends. » Elle lui fit signe de s’installer à côté d’elle. « Moi aussi, je veux m’en aller. » Elle lui donna un baiser sur les lèvres.

« Oui, embrasse-moi encore, cela me fait tant de bien ! »

Elle s’exécuta sans se faire prier.

« Nous serons au Caire dans quelques jours, je te le promets.

— Quelques jours ! Ne pouvons-nous prendre une barque à moteur ? Ou, pourquoi pas, le train, et oublier les visites ? »

Elle soupira, les yeux baissés. « Ramsès, dit-elle, tu dois me pardonner, mais Alex tient absolument à voir l’opéra du Caire. Elliott aussi. Je leur ai plus ou moins promis de…»

Il gémit.

« Et puis, je tiens aussi à leur dire au revoir, ajouta-t-elle. À leur expliquer que je ne rentrerai pas en Angleterre. Il me faut du temps pour cela. Tu comprends ?

— Certainement. Cet opéra ? C’est une chose nouvelle ? Quelque chose que je devrais voir, peut-être.

— Oui, dit-elle. Enfin, l’histoire se passe en Égypte, mais elle a été écrite par un Italien il y a cinquante ans de cela, spécialement pour l’opéra du Caire. Cela devrait te plaire.

— Il y a beaucoup d’instruments.

— Et beaucoup de voix ! dit-elle en riant.

— Bien. Je me rends. » Il s’inclina et lui baisa la main avant de lui embrasser la gorge. « Ensuite, tu seras à moi, ma beauté – à moi seul ?

— Oui, je te le jure sur mon âme », murmura-t-elle.

 

Cette nuit-là, quand il refusa de retourner à Louxor, le comte lui demanda si son voyage en Égypte était une réussite, s’il avait trouvé ce qu’il y recherchait.

« Je crois que oui, dit-il en levant à peine la tête du livre de géographie qu’il étudiait. Je crois que j’ai trouvé l’avenir. »

 

La Momie
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